Michel Delon sur Potocki et Puliska

by J C W

Bien des thèmes de ces contes se retrouvent dans un roman, salué par Michel Foucault comme une des réussites méconnues du siècle. Pauliska ou la Perversité moderne (1798) se présente comme les Mémoires d’une aristocrate polonaise, veuve, chassée de son château par les envahisseurs russes et livrée à une Europe à feu et à sang. Son fiancé se retrouve prisonnier d’une société de femmes qui ont juré de renoncer aux hommes, observé dans une cage comme une bête. Son jeune fils manque d’être châtré dans une Italie qui adore les castrats. Elle-même tombe entre les mains de savants fous, un maniaque de l’inoculation qui prétend lui inoculer l’amour et un amateur d’expériences électrostatiques qui, peu soucieux de sentiments, préfère lui arracher de l’électricité érotique. Cette perversité moderne dénonce-t-elle les illusions des Lumières et de la Révolution, les impasses du savoir encyclopédique et réformiste? Officier, expert en armement et en stratégie comme Laclos, Révéroni Saint-Cyr a composé une oeuvre abondante, romanesque et dramatique, qui fascine par ses trouvailles énigmatiques. La seule lecture de ses titres ouvre les portes de la rêverie: Sabina d’Herfeld, ou les Dangers de l’imagination. Lettres prussiennes (1797), et à Taméha, reine des îeles Sandwick, morte à Londre en jillet 1824, ou les Revers d’un fashionable (1825). De Pologne et de Prusse au monde musulman et aux îles Sandwich, Révéroni aura fait faire à ses lecteurs le tour du monde.
Cette veine nourrit au tournant du XVIIIe au XIXe siècle, au milieu du déferlement des traductions et des imitation sdu roman gothique anglais et du roman de terreur allemand, un Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, dont la destinée vaut celle du Neveu de Rameau. Des versions tronquées paraissent à Paris en 1813 et 1814. Une version plus cohérente est publiée en polonais en 1847, il faut attendre 1989 pour avoir un texte complet. Une édition critique de divers manuscrits vient de paraître. La complication de cette histoire éditoriale vaut celle du récit qui accumule les parenthèses, les décrochements et les changements de niveau, à l’image des enjeux moraux et intellectuels qui se dérobent sans cesse. Le décor est une Espagne où se croistent les envahisseurs du Nord, soldat de l’armée napoléonienne qui découvre le manuscrit, officier wallon qui raconte l’histoire principale, et les envahisseurs du Sud, principalement les Maures musulmans. Un cabaliste juif rappelle que les trois monothéismes se côtoient et se contaminent dans cet espace. Les métissage sont suspects et omniprésents. Chacunn est étranger, étranger à lui-même et aux autres. Le tremblement des références s’exprime dans les inversions permanentes: les deux belles créatures auprès desquelles le narrateur s’endort se transforment en squelettes de pendus, l’amour devien crime, la fiancée du vice-roi du Mexique se révèle un garçon travesti. Le clergé catholique apparaît grotesque, mais le philosophe qui prétend mettre l’univers en livre se perd dans son projet encyclopédique. Les motifs obsesionnels de la cabale, de la société secrète et du savoir initiatique invitent-ils à chercher un sens caché au texte ou bien cette histoire qui s’achève par l’explosion de la caverne au trésor n’est-elle qu’un jeu de plus en plus complexe? On a déjà rapproché le roman de Potocki de Jacques le fataliste, les récits se ramifient à l’image d’un monde décentré, sans début ni fin et suggèrent un sens final pour mieux rappeler qu’il n’est sans doute de signification que dans la perte des certitudes dogmatiques, dans le déplacement et l’échange. En 1815, le suicide du romancier, dont la patrie a été rayée de la carte européenne et qui n’a cessé de voyager et de s’informer sur les langues et les coutumes des peuples, donne une gravité nouvellee au jeu romanesque sur les valeurs.